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Cinquante et une heures.
Il le savait grâce au stylo, l’élégant Flair Fine-Liner qu’il avait dans la poche au moment de l’accident. Il avait réussi à se pencher et à l’attraper sur le sol. Chaque fois qu’il entendait sonner la pendule, il traçait une barre sur son bras – quatre barres verticales et une cinquième en diagonale pour grouper des paquets de cinq. Lorsqu’elle revint, il y avait dix de ces paquets plus une barre isolée. Tout d’abord proprement faits, les paquets étaient devenus de plus en plus biscornus au fur et à mesure que sa main s’était mise à trembler. Il ne croyait pas avoir manqué une seule heure. Il avait somnolé, mais jamais réellement dormi. La sonnerie de la pendule l’avait régulièrement réveillé.
Au bout d’un moment il avait commencé à ressentir la soif et la faim – même au travers de la douleur. C’était devenu comme une course de chevaux. Tout d’abord, Roi des Douleurs avait pris une bonne douzaine de longueurs à Je Crève de Faim. Quant à Grand Soif, c’est à peine si on le devinait au loin dans la poussière. Puis, à peu près au moment du lever du soleil, le lendemain du départ d’Annie, Je Crève de Faim avait commencé à talonner brièvement Roi des Douleurs.
Il avait passé l’essentiel de la nuit dans des alternances de périodes de somnolence et de réveils mouillés d’une sueur froide, sûr qu’il allait mourir. N’importe quoi pour sortir de là. Il n’avait jamais soupçonné à quel point on pouvait souffrir. Les poteaux déchiquetés se dressaient de plus en plus haut. Il voyait les bernacles qui s’y étaient incrustées et des choses pâles et noyées mollement enfoncées dans les fentes du bois. Celles-ci avaient de la chance. Pour elles, les souffrances étaient terminées. Vers trois heures, il s’était laissé aller à un accès d’inutiles hurlements.
Vers midi le deuxième jour – vingt-quatre heures s’étaient écoulées –, il se rendit compte qu’aussi terrible que fût la douleur dans ses jambes et son bassin, quelque chose d’autre le faisait souffrir. Le sevrage. Un cheval qu’on aurait pu par exemple appeler Revanche de l’Accro. Il avait besoin des gélules à plus d’un titre.
Il envisagea de tenter de quitter le lit, mais l’idée de la chute et de l’inévitable explosion supplémentaire de douleur qui en résulterait l’en dissuada. Il ne pouvait que trop bien imaginer
(« Si vive ! »)
ce qu’il ressentirait. Et de toute façon, elle avait fermé la porte à clef. Qu’aurait-il pu faire d’autre que ramper jusque-là comme un escargot, et s’y trouver coincé ?
De désespoir, il repoussa pour la première fois les couvertures, espérant contre toute logique que ce ne serait pas aussi terrible que le laissaient à penser les déformations qui les soulevaient. Il avait raison : ce n’était pas aussi terrible, mais plus terrible. Il regarda avec horreur ce qu’il était devenu en dessous des genoux. En esprit, il entendit la voix de Ronald Reagan dans King’s Row s’exclamer : « Mais où est le reste de mon corps ? »
Le reste de son corps était là, et peut-être pourrait-il s’en sortir ; la perspective d’y parvenir paraissait encore plus lointaine, mais il supposa que c’était techniquement possible… Il risquait cependant de ne plus jamais remarcher comme avant ; en tout cas pas avant que ses jambes n’eussent été de nouveau cassées, peut-être en plusieurs endroits, consolidées de broches métalliques, et impitoyablement soumises à l’examen le plus minutieux et à des traitements effroyables.
Elle les avait éclissées – bien sûr il s’en était douté, sentant une impression de rigidité – mais jusqu’à maintenant il ne savait pas ce qu’elle avait exactement fait. Le bas de chaque jambe était pris dans de minces cercles de métal qui donnaient l’impression d’avoir été débités à la scie à partir de vieilles béquilles d’aluminium. On avait longuement martelé ces pièces métalliques, si bien que des genoux aux pieds il faisait un peu penser à la momie de Imhotep quand on l’avait découverte dans sa tombe. Ses jambes elles-mêmes décrivaient un parcours sinueux jusqu’aux genoux, obliquant vers l’extérieur ici, s’enfonçant vers l’intérieur là. Sa rotule gauche – source d’élancements violents – paraissait avoir complètement disparu. Il y avait bien un mollet et une cuisse, mais avec au milieu un tas malsain qui faisait penser à un dôme de sel. Démesurément enflées, ses cuisses lui donnaient l’impression de s’incurver légèrement vers l’extérieur. Elles étaient couvertes d’ecchymoses en train de s’estomper, tout comme ses deux aines et son pénis.
Il avait cru avoir les jambes en morceaux en dessous des genoux. Il s’était trompé. Elles n’étaient pas en morceaux, mais en miettes. Pulvérisées.
Gémissant, en pleurs, il remonta draps et couverture. Pas question de rouler hors du lit. Valait mieux ne pas bouger d’ici, mourir ici ; valait mieux accepter l’intensité de ce niveau de douleur, aussi terrifiant qu’il fût, en attendant qu’il n’y en eût plus du tout.
Vers quatre heures, le deuxième jour, Grand Soif prit le mors aux dents. Cela faisait déjà un moment qu’il avait conscience de la sécheresse grandissante de sa bouche et de sa gorge, mais la sensation prit soudain un caractère d’urgence. Sa langue lui donnait une impression d’épaisseur, d’être trop grosse. Avaler lui faisait mal. Il se mit à penser au pichet d’eau qu’elle avait lancé.
Il somnola, s’éveilla, somnola.
Le crépuscule arriva, puis la nuit.
Il lui fallait uriner. Il enveloppa son pénis dans le drap de dessus, avec l’idée d’en faire un filtre primitif, et se soulagea dans ses mains tremblantes mises en coupe. Il essaya de se dire que ce n’était que du recyclage et but ce qu’il avait réussi à retenir avant de lécher ce qui restait d’humidité sur ses paumes. Encore quelque chose, songea-t-il, dont il ne parlerait à personne. Du moins s’il vivait assez longtemps pour en avoir l’occasion.
Il commença à se dire qu’elle était morte. Elle était profondément instable, et les personnes dans ce cas se suicidaient souvent. Il l’imagina
(« Si vive ! »)
arrêtant la vieille Bessie au bord de la route, prenant un calibre 44 sous le siège, le mettant dans sa bouche et appuyant sur la détente. « Puisque Misery est morte, je n’ai plus de raison de vivre. Adieu, monde cruel ! » s’écria Annie en pleurant à chaudes larmes avant de faire le geste fatal.
Il eut un rire caquetant, gémit, cria. Le vent gémissait avec lui… mais restait indifférent.
Ou bien un accident ? Il n’y avait là rien d’impossible. Oh non ! rien. Cette fois il la vit conduisant brutalement, trop vite, puis passant
(« Ce n’est pas de ma famille qu’il tient ça ! »)
aux abonnés absents. La voiture quittait la chaussée. Dévalait le ravin, heurtait un rocher, explosait en une boule de feu. Elle mourait sans même s’en rendre compte.
Si elle était morte, lui allait mourir ici, comme un rat dans un piège, déshydraté.
Il ne cessait de se dire qu’il allait devenir inconscient, mais l’inconscience ne se manifestait pas. A sa place arriva la trentième heure, puis la quarantième heure ; maintenant, Roi des Douleurs et Grand Soif ne faisaient plus qu’un. (Il y avait un moment que Je Crève de Faim avait disparu dans la poussière.) Il commençait à se sentir comme un vulgaire morceau de tissu vivant, un échantillon pour microscope, ou un ver sur un hameçon – quelque chose qui de toute façon se tortillait sans fin et n’attendait que la mort.